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Le complot complotiste

paru dans CQFD n°202 (octobre 2021), rubrique Le dossier, par l’équipe de CQFD, illustré par Jeremy Boulard Le Fur

Illustration de Jérémy Boulard Le Fur

« Complot partout, révolution nulle part ». Ainsi avions-nous titré notre numéro 127, daté de décembre 2014. Dans l’article principal du dossier, intitulé « On nous cache tout », un constat était tiré : « Les phénomènes conspirationnistes posent la nécessité d’établir un cordon sanitaire avec ceux qui occultent les rapports de domination réels en cherchant à nous encombrer l’esprit de chimères, de confusions et de débris idéologiques. » Sept ans plus tard, en pleine « crise Covid », cette « nécessité » nous semble d’autant plus criante, tant la confusion semble parfois déborder sur les luttes sociales. Pour la contrer, il y a urgence à décortiquer le moment.

Dans ce grand flou, chaque mot est à saisir avec des pincettes. Quand faut-il parler de « complotisme » ? L’histoire est bourrée de complots bien réels, issus parfois même de pouvoirs étatiques, à l’instar des pseudo-preuves fabriquées par l’administration Bush pour justifier l’invasion de l’Irak en 2003. Moins spectaculaire et moins médiatique, mais plus constante, est l’action des industriels pour dissimuler la toxicité des produits qu’ils commercialisent, quitte à contaminer la population – ouvriers du BTP ou de l’agriculture en première ligne – en les exposant par exemple à l’amiante (interdite en 1997 alors que ces effets nocifs étaient connus depuis des décennies) ou aux pesticides encore autorisés aujourd’hui.

Dénoncer ces mécaniques mensongères est a priori chose louable. Et la qualification systématique de « complotisme » pour désigner toute pensée critique est une ficelle largement utilisée par ceux qui auraient à y perdre. Une fois cela posé, on ne peut pas non plus nier l’existence et la propagation rapide des modes de pensée complotistes. Mais là encore, pas facile de s’y retrouver car le terme peut renvoyer aux commentaires de quelques allumés sur les réseaux sociaux comme à l’existence de véritables instrumentalisations collectives – souvent portées par l’extrême droite. ***

Le moment Covid est à cet égard particulièrement édifiant. Nombre de critiques portées par les anti-vax, anti-masques, pro-Raoult, etc., se fondent sur des éléments peu contestables : dénonciation de la dérive liberticide que représente le passe sanitaire, mise en cause des géants de l’industrie pharmaceutique, critique des innombrables plantages et bobards du gouvernement français dans le traitement de la crise… De même que le fait de prendre avec précaution le discours des grands médias, chercher à porter un regard critique sur la situation, paraît plutôt frappé au coin du bon sens. La base même. Pourtant quelque chose échappe, se faufile dans les cortèges et sur les réseaux sociaux, laissant derrière lui des effluves d’amalgame et de récupération. Et les tenants d’un ordre social inchangé et macroniste de se frotter les mains, instrumentalisant le désarroi : quels crétins, ces complotistes qui descendent dans la rue ! Comme l’exprimait récemment le chanteur des magnifiques Sleaford Mods : « Je comprends que les gens soient préoccupés par les risques [d’un effet de ricochet du vaccin sur leur santé], mais je suis plus choqué par les personnes qui pensent que tout cela fait partie d’une grande conspiration organisée par un organisme maléfique qui nous contrôle tous. Cela n’a aucun sens. »

Les théories complotistes n’ont peut-être pas grand sens si l’on décortique leurs préceptes mais, trop souvent, elles marchent. Et une brochette d’illuminés ou de manipulateurs causent à l’occasion énormément de dégâts. Il suffit de voir le succès du « documentaire » Hold-up de Pierre Barnérias, grossière mixture de thèses fumeuses sur le vaccin contre le Covid, pour comprendre qu’on n’a pas le cul sorti des ronces. Et que nous ne sommes pas à l’abri de moments politiques désastreux façon Trump et Bolsonaro aux États-Unis et au Brésil, enfers réactionnaires nés de la « post-vérité » triomphante et de la diffusion tous azimuts de fake news moisies. ***

Difficile de ne pas être stupéfié par les franges les plus extrémistes ou les plus délirantes de ce bourbier politique et fantasmagorique, à l’image du mouvement QAnon aux États-Unis. L’écrivain italien Roberto Bui, membre du collectif Wu Ming, vient d’y consacrer un bouquin épatant dont nous parlons longuement en ouverture de ce dossier [lire pp. II, III & IV]. Mais, plutôt que de vilipender ou de psychiatriser ceux qui, dans tous les camps et dans des contextes très variés, basculent dans un complotisme ou un autre, mieux vaut tenter de saisir les mécanismes par lesquels la critique sociale se voit confisquée – au bénéfice d’élucubrations fourre-tout et d’envolées extravagantes, qui atterrissent bien souvent en terre d’extrême droite. D’une certaine manière, ceux que les petits épiciers du complot du type Pierre Barnérias ou Louis Fouché enrôlent, ce sont autant de personnes potentiellement arrachées à la lutte anticapitaliste (au sens large du terme), ce qu’un tour d’horizon des manifs actuelles contre le passe sanitaire démontre en partie [p. VI].

Pour répandre leurs vues, les entrepreneurs du complot ont à leur disposition une boîte à outils qui a historiquement fait ses preuves. Faux documents comme les fameux Protocoles des sages de Sion, fabriqués de toutes pièces par la police secrète tsariste afin d’encourager l’antisémitisme en Russie [p. IX]. Invention d’une hydre « internationaliste » après la Commune, à laquelle est attribuée une importance stratégique qui dépasse largement le cadre de la véracité historique [p. VIII]. Il n’en reste pas moins qu’avec l’irruption d’Internet et des réseaux sociaux, des détritus qui, jusqu’au 11 septembre 2001, relevaient plutôt de la vaguelette, ont évolué en raz-de-marée pandémique. « Les années 2010 ont été celles de l’appropriation du logiciel conspirationniste par le citoyen lambda », écrit ainsi l’historienne Marie Peltier dans L’Ère du complotisme – La Maladie d’une société fracturée [1]. Pas un hasard si ce seuil qualitatif est franchi au moment même où le débat penche toujours plus à droite : c’est ainsi qu’un vulgaire fantasme complotiste comme le « Grand remplacement » est aujourd’hui en passe de devenir une grille de lecture légitime [p. VII].

Cette « appropriation » fait de plus en plus de dégâts, jusque dans les rangs anticapitalistes. Il n’y a qu’à voir la rappeuse Keny Arkana, camarade marseillaise de toutes les luttes, s’afficher au côté de Salim Laïbi, ancien compagnon de route des dangereux rouges-bruns Soral et Dieudonné : le tableau est noir. Mais c’est la même Keny Arkana qu’on voyait, il y a quelques semaines, huer le rassemblement des pro-Raoult et pro-Philippot, devant l’IHU de Marseille, l’institut hospitalo-universitaire dont Raoult est le taulier, en hurlant : « Pas de fachos dans nos quartiers, pas de quartiers pour les fachos ! » Complexe. ***

Tout ça n’est pas très encourageant et il est vrai qu’on se sent généralement un peu désarmés devant un copain ou une copine soudain convaincu.e que personne n’a jamais marché sur la Lune. C’est qu’une séduction puissante est à l’œuvre, les théories complotistes amalgamant des éléments de la culture pop, infusant aussi bien le rap mainstream que les bas-fonds de Facebook. « Face aux succès d’audience de la légende noire des Illuminati colportée sur le Net, il y a urgence à déconstruire la force de séduction de son storytelling », estimait Yves Pagès dans La Revue du crieur [2]. Vaste entreprise, généralisable à des territoires toujours plus étendus.

Désarmer le complotisme et les « réalités alternatives », c’est en tout cas le chantier immense auquel travaillent par exemple les écrivains du collectif Wu Ming depuis une trentaine d’années, en s’efforçant de comprendre ses origines, ses mécanismes collectifs et individuels, et sa fonction sociale. Le boulot, de notre côté, c’est d’abord de continuer à lutter dans nos colonnes et dans nos rues, en nous accrochant bien fort à la critique à ras de terre, au réel concret, afin de ne pas dévaler la pente savonneuse des interprétations illuminées. ■


- Ce texte est l’intro du dossier “La grande choucroute complotiste” du numéro 202 de CQFD, en kiosque du 1er octobre au 5 novembre 2021. Son sommaire peut se dévorer ici.

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Notes

[1] Et non pas L’Air du complotisme, comme nous l’avons écrit dans la version papier, maousse coquille. Les Petits Matins, 2021.

[2] « Le pseudo-complot Illuminati – L’étrange destin d’une conspiration imaginaire (1797-2015) », La Revue du crieur, n°1, 2015.

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