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Dans le privé et le public, un syndicalisme de lutte pour la transformation sociale

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(re)Penser notre syndicalisme Conditions de travail

Retour sur la soirée “Avant de faire le tour du monde, faire le tour de l’atelier”

Cette soirée, accueillie par la librairie La Nouvelle Réserve et animée par Solidaires 78, en présence des auteurs de l’enquête ouvrière “Avant de faire le tour du monde, faire le tour de l’atelier”, a été une réussite, en ce qu’elle a permis de mettre en lumière la centralité de la condition ouvrière et la pertinence de son combat pour la transformation sociale. Des profils variés de travailleurs, chômeurs, retraités y ont assisté : ouvriers, enseignants, énergéticiens, AESH, soignants… sous le constat partagé d’une situation commune, celle du travail exploité et de la nécessité de la lutte.

Présentation de la démarche d’enquête

La Mouette Enragée est un collectif anarchiste-communiste de Boulogne-sur-Mer qui se définit comme mouvementiste : ils partent de leur participation aux luttes pour construire leur analyse, et interviennent dans ces luttes en tant qu’égaux.

Les premières enquêtes ouvrières ont été faites par la bourgeoisie, dans une volonté de coercition, car le passage forcé de la condition de paysans à celle d’ouvriers provoquait des remous et faisait des prolétaires nouvellement formés une classe dangereuse.

F. Engels puis K. Marx ont ensuite élaboré des enquêtes sur la vie des ouvriers, au travail ou en dehors, pour dresser un portrait de la classe ouvrière, tourné vers l’action. Celui de Marx était un questionnaire sous forme de 101 questions.

Dans les années qui suivent Mai 68, les opéraïstes italiens, Socialisme ou Barbarie et les Cahiers de Mai reprennent leur héritage en France. Enfin, plus récemment, des groupes comme Angry Workers au Royaume-Uni élaborent des enquêtes dans les lieux où ils travaillent, avec la participation des travailleurs. C’est de démarches de ce style que La Mouette Enragée s’inspire.

L’enquête

L’enquête menée par La Mouette Enragée n’est pas une enquête universitaire ni sociologique. Elle n’a pas de prétention scientifique, et elle est bénévole. Elle se fait dans une perspective de lutte de classe, au même niveau que les enquêtés, sans vision surplombante.

Elle cherche à remettre la classe ouvrière sur le devant de la scène, à l’heure où celle-ci se voit invisibilisée y compris par ceux qui se prétendent la défendre. La classe ouvrière est la classe qui produit de la plus value par le travail salarié exploité. L’enquête s’attache donc essentiellement aux travailleurs du privé. Cela ne veut pas dire que les travailleurs des services publics ne sont pas exploités, ou que la privatisation qui les affecte est négligeable. Il s’agit simplement d’un choix de méthode. Un autre choix relève des questions : elles concernent la production et non la reproduction, ce qui ne veut pas dire que les questions de logement, consommation, etc., ne sont pas intéressantes.

Le questionnaire se découpe en différentes parties (le poste, les nuisances, le temps de travail, le salaire, la hiérarchie, les collègues, les luttes…). Les témoignages étaient recueillis de différentes manières, avec des efficacités variables. Le papier et les QR codes n’ont pas été des réussites, alors que la distribution avec discussion de la main à la main ont bien mieux fonctionné. C’est à l’occasion de luttes que la collecte était le plus facile : les gens ont le temps de répondre quand le travail s’arrête.

Les territoires enquêtés sont le Boulonnais, la région lilloise et la Bretagne, dans des secteurs comme la santé, les centres d’appel, l’agro-alimentaire, la logistique, la construction navale, les coursiers à vélo. Des contacts syndicaux ont permis d’approcher certains secteurs, certains se sont montrés plus réticents (livraison à vélo, notamment à cause de la barrière de la langue), mais les luttes rendaient la parole sur le travail bien plus libre.

Les résultats

Quelques constats ressortent de cette enquête :

  • il faut en finir avec l’image de l’ouvrier d’usine, car la condition ouvrière est aujourd’hui largement partagée au delà, notamment dans le tertiaire
  • la transnationalisation et la financiarisation ont éloigné les capitalistes des travailleurs : on connaît de moins en moins son patron
  • l’exploitation s’est accrue rapidement ces dernières décennies, en même temps qu’une rigueur salariale redoutable. La mécanisation a accru le rythme du travail, même si les machines sont peu entretenues. L’exploitation est renforcée notamment dans les secteurs où la croissance des profits est plus difficile à obtenir
  • un recours accru à l’intérim, notamment en périodes tendues, mais parallèlement des tentatives de fidélisation de la main d’œuvre en CDI (logistique par exemple), car le coût est important, et les salariés démissionneront tant les conditions sont dures
  • le management a un poids important sur les salariés, et les collectifs de travail sont souvent brisés
  • pourtant, sur de nombreux lieux de travail, il existe toujours des réflexes de solidarité

Quelques perspectives

Depuis les années 70, la situation a beaucoup changé pour le prolétariat français : c’est la fin des grandes concentrations ouvrières, la main d’œuvre est atomisée dans des unités de production plus petites, la syndicalisation s’est effondrée, comme le nombre de jours de grève. La catégorie ouvriers de l’INSEE a reculé, alors que les professions intermédiaires et les cadres ont augmenté. Ces chiffres peuvent être trompeurs, car de nombreux travailleurs du tertiaire peuvent être considérés comme des ouvriers.

La thématique de la “souffrance au travail” est parallèlement devenue incontournable, alors que la dureté de la condition d’exploité n’a rien de nouveau : c’est qu’elle se généralise à des couches du salariat qui s’imaginaient jusque là épargnée. Certains, notamment dans les centres d’appel, la santé, disent “on est devenus une usine”.

La fin de la figure centrale de la classe ouvrière s’est accompagnée de la fin du programme politique de la classe ouvrière, représenté par ses partis et syndicats de masse, ainsi que du recul du sentiment d’appartenance de classe, de la solidarité et des socialités associées, au profit d’identités de consommation, communautaires, etc.

Pourtant, la disparition de la classe ouvrière est un fantasme, comme celui des usines sans ouvriers d’E. Musk. Le capitalisme est un rapport social : pour qu’il y ait du capital, il faut du travail, et vice-versa. Le salariat présuppose le patronat.

Toutefois, il n’y aura pas de retour en arrière, la réindustrialisation de la France est un mythe. Au niveau actuel de productivité et à l’heure d’une mondialisation jamais vue, la bourgeoisie française ne relancera pas les aciéries du Nord-Pas-de-Calais.

La Mouette Enragée propose donc l’enquête ouvrière comme un outil qui part de la centralité de la classe ouvrière, d’un point de vue ouvrier, pour faire une critique actualisée du travail et du capital, avec la classe ouvrière d’aujourd’hui.

La critique du travail a muté, aujourd’hui, les salariés semblent mettre à distance le travail, de façon individuelle : les salariés de call centers disent que leur travail ne sert à rien, ni à eux ni à la société, à Amazon, on admet être remplaçable, on lutte contre la déqualification, on recourt à l’absentéisme, à la grève pour justifier un retard, on ne vient même pas sur le piquet lors de grèves tellement on haït le lieu de travail… Une enquête sociologique de la bourgeoisie montre que moins de 2 salariés sur 10 se sentent engagés dans leur travail.

Échanges avec la salle

Des personnes ont regretté l’absence de questions spécifiques sur la condition des femmes, alors même qu’elles sont très représentées dans les réponses au questionnaire, voire largement majoritaires dans certains secteurs. Le questionnaire étant relativement ouvert et libre, les femmes étaient libres d’y répondre dans ce sens, et la discussion n’était pas cadrée. Certains passages du livre mentionnent le sexisme latent, comme à Vertbaudet pendant la grève. Le fait que les enquêtés étaient des hommes a toutefois certainement été un obstacle. Une autre explication est l’absence de conscience féministe chez beaucoup de travailleuses.

De même, la question de l’immigration n’a pas été abordée de manière plus dédiée, même si une question sur les différences de salaires dans boîte permettait d’aborder cette discrimination. Le secteur d’enquête est toutefois un lieu de relativement faible présence de travailleurs issus de l’immigration.

La méthode de constitution de la somme que constitue le livre, et de la durée du travail militant (2017-2023) a été posée. Le livre est majoritairement constitué du regroupement de travaux publiés dans le journal local de La Mouette Enragée, dans différents numéros.

Les contacts ont été obtenus par le biais de camarades locaux, l’implantation du groupe politique de La Mouette étant un atout. L’enquête ouvrière apparaît comme un formidable outil pour entrer dans la lutte avec les personnes concernées, pour faire du mouvementisme. La parole s’ouvre et le résultat est concret.

Le retour auprès des salariés à propos de l’enquête est en discussion, rien de spécifique n’ayant pour l’instant été organisé. Les enquêtés ont reçu le livre. Beaucoup ont changé de boulot, déménagés… à l’image du salariat éclaté d’aujourd’hui. Le contact est maintenu, mais la question de savoir quoi faire après le livre se pose.

Pour conclure, disons comme l’a souligné un membre du public : “on devrait tous êtres des enquêteurs !”.

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